Comment avez-vous fait connaissance de La Fontaine ? De ses Fables ? Qu’est-ce qui vous a plu ? Pourquoi avez-vous décidé d’y consacrer vos travaux ?
J'appartiens à une génération (je n'ose pas croire: l'une des dernières) à qui l'on a fait apprendre par cœur des textes classiques, et cela très tôt, dès 7 ou 8 ans: avant même l'âge de pouvoir en comprendre intégralement le sens. Je dois donc à mes instituteurs la connaissance de La Fontaine comme d'ailleurs de Boileau, Molière ou La Bruyère, que je devais retrouver bien des années plus tard pour le programme de l'agrégation, et auquel j'ai finalement consacré ma thèse de doctorat. Si je ne suis pas sûr d'avoir lu souvent La Bruyère dans l'intervalle, s'agissant des Fables, il me semble qu'il y a eu bien d'autres médiations scolaires, et un cours magistral ensuite, celui de Michel Charles à l'École normale supérieure, qui m'a persuadé que La Fontaine était bien autre chose qu'un auteur scolaire.
Vous pensez donc qu'il est aujourd'hui encore nécessaire de faire apprendre des Fables aux jeunes enfants pour forger leur culture, leur esprit critique, leur mémoire ? Que dites-vous de l'argument de Jean-Jacques Rousseau qui soutient que les Fables ne sont pas adaptées à ce public ?
On ne dit pas assez qu'au livre IV de l'Émile de Rousseau, ce ne sont pas seulement les Fables qui sont exclues de la pédagogie, mais l'ensemble des livres, et notamment des fictions à l'exception de Robinson Crusoë, considéré comme une sorte de manuel pratique et dont le héros est absolument exempt de cet amour-propre dont il s'agit de préserver l'enfant dans le système de Rousseau (lequel, les Confessions nous l'apprennent, fut un lecteur passionné de fictions romanesques). Mais le réquisitoire mérite d'être lu en détail: il nous apprend aussi que nombre de fables de La Fontaine sont très exactement immorales (faut-il louer le renard d'avoir su tromper le corbeau? et comment justifier le discours du loup à l'agneau?), et que donc les rapports entre morale et fiction s'y jouent sur un mode complexe, subtil, parfois ironique. Tout enfant le devine à sa façon (Rousseau lui-même, qui fait valoir qu'on s'identifie toujours au gagnant!).
Au risque de paraître "réactionnaire", ou de me heurter à une certaine doxa pédagogique, je tiens pour essentiel cet apprentissage "par cœur" de textes classiques réputés difficiles: parce que chaque enfant y prend la mesure de sa propre langue, de l'épaisseur du présent qui sépare son temps d'époques plus anciennes, de la magie des vocables qui résistent à la fois à l'usure du temps et à une compréhension immédiate. Cet apprentissage est aussi un apprentissage du rythme: des matrices se mettent en place qui aident chacun à s'approprier sa langue.
A quoi attribuez-vous le succès toujours rencontré par les Fables de La Fontaine (je pense aux lectures comme celles de Fabrice Luchini par exemple qui rencontrent un grand succès) ?
Il faut dissocier vos deux questions. S'agissant de spectacles comme ceux de Luchini, le succès est à la mesure de la mauvaise conscience de ceux qui ont arrêté de lire les "classiques" à la sortie de leur formation scolaire, secondaire et supérieure: ils pressentent que les "classiques" ont bien des choses à dire à des lecteurs adultes contemporains, sans pour autant prendre l'initiative de les ouvrir par eux-mêmes. On peut toutefois interpréter la chose comme un demi-succès du système éducatif français: des noms comme ceux de La Fontaine ou Céline disent encore quelque chose aux adultes d'aujourd'hui, qui gardent l'idée que la "grande littérature" recèle une leçon à la fois mystérieuse et précieuse, datée et sans âge. En ira-t-il de même pour les générations qui viennent?
Quant au succès jamais démenti depuis 1668 des Fables de La Fontaine, il faudrait en écrire l'histoire: chaque époque a eu "son" La Fontaine sans doute, comme R. Albanese l'a bien montré pour la période qui commence à la fin du XIXe s. (La Fontaine à l'école républicaine, 2003). Mon hypothèse est que, produit d'une réécriture, la fable selon La Fontaine est un objet plastique et dynamique: La Fontaine conte et moralise en montrant sans cesse qu'il est possible de conter et moraliser autrement. Cette souplesse, qui doit beaucoup aux pratiques mondaines du milieu du XVIIe s., place le genre aux antipodes d'une littérature dogmatique ou moralisatrice. Il y a du jeu entre le récit et la moralité, mais aussi au sein des différents épisodes de l'anecdote qui fait le "corps" de la fable, si bien qu'il y a toujours dans une fable de quoi en faire une autre (ou tout au moins: la deviner, la rêver…).
A lire La Fontaine lui-même (dans la Fable «le pâtre et le lion»), «les Fables ne sont pas ce qu’elles semblent être». Selon vous qu’est-ce que ça signifie ?
Le genre repose sur un protocole allégorique: la moralité est la "traduction" en termes moraux propres aux comportements humains d'une anecdote le plus souvent animalière. Mais un tel décodage, qui est à la définition même de la pratique de la fable dans la rhétorique ancienne, est le plus souvent joué chez La Fontaine: le récit est toujours plus riche que ce que la moralité en retient, la moralité elle-même est souvent décevante ou incomplète. Disons que le sens est à la fois exhibé et dérobé (notamment le propos politique, souvent très violent contre l'absolutisme de Louis XIV), et que s'engage ainsi entre le fabuliste et son lecteur un jeu de cache-cache très plaisant.
Vous dites qu’une fable ne peut se lire seule: «Les Fables de La Fontaine sont un livre qui fait lire d’autres livres – parmi lesquels, bien sûr, le livre des Fables lui-même.». Que voulez-vous dire?
Une façon de lire La Fontaine, à la fois savante et amusante, est de tenter de déterminer les textes qu'il a pris pour modèles (Ésope et Phèdre, ses devanciers grecs et latins, bien sûr, mais aussi quantité d'auteurs antiques ou modernes, comme les conteurs du XVIe s. et Rabelais), pour observer les variantes qu'il a su imaginer, et qui décident en grande partie du sens de la fable. Mais il arrive bien souvent que La Fontaine prenne comme source ses propres fables: d'un recueil à un autre, ou bien dans les fables doubles (telles "Le Héron. La fille") où deux versions de la même anecdote nous sont données à comparer. On y voit en quelque sorte La Fontaine au travail, élaborant un texte à partir d'un autre.
Votre livre «Lupus in fabula» est un proverbe latin. Que signifie-t-il? Quel est l’objet de votre livre?
Le proverbe latin signifie à peu près: "Quand on parle du loup, on en voit la queue". Je l'ai retenu pour nommer ce jeu dont je parlais à l'instant: le fait que toute fable nous invite à construire sa signification, qui sera toujours un peu une autre fable. C'est aussi un hommage à l'essai de théorie de la lecture d'U. Eco intitulé Lector fabula, et encore un salut adressé à l'équipe avec laquelle j'anime depuis plus de douze ans le site www.fabula.org, voué à l'actualité et à la recherche en littérature.
Quant au principe qui a commandé le mode d'analyse des Fables que je nomme "affabulation", il consiste à lire La Fontaine de l'œil dont celui-ci lisait Ésope ou tel autre modèle: en quête d'une autre version de l'apologue. Il y a toujours dans une fable de quoi en faire une autre, telle est en définitive la leçon: et c'est une leçon d'émancipation.
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