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Qu'as-tu fait de tes frères ? | Claude Arnaud | 2246771110

Littérature

Qu'as-tu fait de tes frères ? | Claude Arnaud | 2246771110

Le « 35 » est une barre d'immeubles de la porte de Saint-Cloud. Au début des années 1960, cette modeste portion du 16e arrondissement était peuplée d'agents administratifs comme on en voyait dans la France des Trente Glorieuses. Les enfants y ressentaient l'ennui d'un pays tourné vers l'ordre et vers le travail. Troisième de la famille, après deux aînés brillants et spirituels, le petit Claude Arnaud voit soudain cette machine se dérégler à la faveur des grèves de Mai 68. Les cheveux bouclés, âgé de seulement 12 ans, il part à pied vers le centre de Paris où des jeunes gens et des adultes débattent dans la confusion. Des images étranges (les étudiants à l'Odéon, affublés des costumes du théâtre) ; un homme qui le suit avec insistance ; mais surtout, au bout du compte, le formidable désir d'échapper à une vie programmée d'avance. Mai 68 et ses suites révolutionnaires ont nourri une littérature générationnelle souvent autosatisfaite. L'une des forces du récit de Claude Arnaud est de raconter cette époque à travers les yeux d'un enfant, puis d'un adolescent qui n'a rien à justifier comme acteur des événements, mais qui se laisse emporter, émerveiller, instrumentaliser, abuser. Dans une succession de chapitres bien rythmés, le jeune « Arnulf » devient d'abord militant gauchiste ; puis il rejoint l'entourage de Félix Guattari, chantre de la libération sexuelle, et vit à 16 ans toutes les folies d'une époque éprise de politique, d'expériences radicales et d'utopie. Il observe aussi ses aînés, protagonistes de cette révolution des moeurs : ceux qui élargissent d'abord son horizon mais qui lui laisseront, à 20 ans, l'impression d'entrer dans la vie avec la gueule de bois. Claude Arnaud, que l'on connaît pour sa biographie de Cocteau et pour son remarquable Qui dit je en nous ? (prix Femina de l'essai), revient à la question qui hantait ses précédents livres : celle de notre identité, si fragile. Il le fait ici sur un mode plus intime, en mêlant le tableau d'une époque à l'histoire de ses propres transfigurations. Il montre aussi comment l'air du temps accélère la décomposition de sa famille, après la mort prématurée de sa mère : parce que ses frères abandonnent leurs études sous la pression politique ; parce que leur père fait soudain figure de coupable social et générationnel, sous le jugement implacable de ses jeunes gardes rouges. Les jolis souvenirs de vacances en Corse, au début du livre, renforcent, par contraste, le sentiment d'une destruction aveugle mêlée aux ivresses adolescentes. Au centre du livre, Claude Arnaud rejoint les maos de la Gauche prolétarienne et leur gourou, Pierre Victor. «Aussi brillant à l'oral que lourd à l'écrit», le futur Benny Lévy manipule sa cour de jeunes militants. Quelques-uns croient la partie gagnée parce que «Radio Tirana nous soutient». Arnulf, lui, glisse rapidement d'un cercle à l'autre pour fréquenter des psychanalystes, coucher avec des hommes et avec des femmes, devenir l'amant d'un travesti, dans une société où chacun doit prendre son plaisir sans appropriation bourgeoise de son conjoint ! La drogue est omniprésente ; et là encore Claude Arnaud restitue tout à la fois le sentiment de plaisir, de découverte, conjugué à celui de l'errance et du gaspillage. Comme s'il voulait rappeler que toute expérience nous construit, et que cette France des années 1970, dans son urgence à tout balayer - et même avec ses idées idiotes -, reste un moment exceptionnel : «Le paradis du libre-échangisme. Toutes sortes de faunes s'y croisent, l'apartheid social et le tourisme mondialisé ne l'ont pas encore vidé ou stérilisé.» Les fameuses années 1980 verront s'effondrer les illusions lyriques ; elles en sont aussi le prolongement: on le sent à la fin du roman, quand le narrateur découvre la rue Sainte-Anne où règne Fabrice Emaer, patron du Sept et du Palace. Le goût festif des nouvelles nuits parisiennes reste teinté de bohème hippie, de bouffées de drogues et d'ambiguïté sexuelle. C'est à ce moment, toutefois, qu'Arnulf redevient Claude Arnaud et décide de se mettre au travail: «Je n'avais peut-être pas d'essence mais j'allais tenter de m'assurer une existence...» Ainsi, le troisième de la famille, le moins fixé sur lui-même, s'en sort-il mieux que ses frères, largués en chemin, et dont la présence obsédante nourrit un livre personnel qu'on ne lâche pas jusqu'à la fin, tant il a le goût romanesque de la vérité.

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